« Cette tentation, c’est celle qui assiège l’homme, au midi, non pas d’un jour, mais de ses jours, dans la plénitude de sa force. Voici que l’esprit de destruction s’empare de lui, entendez bien, de sa propre destruction. »
Paul Bourget, Le Démon de midi
Dans le langage populaire, il s’agit d’un homme d’âge mûr qui s’éprend d’une jeunette au point d’en perdre la tête, d’en être déboussolé et de déboussoler le monde autour de lui. Abandonnant femme et enfants, ce déchirement dans son existence est vécu dans un climat allant de l’euphorie au catastrophique.
Le démon de midi (1) est une référence à un moment de la journée où le soleil est au zénith, venant ainsi signifier un moment où l’homme aborde « ce moment délicat qu’est le sommet de ce que l’on appelle justement âge d’homme ». Les démons diurnes viennent surprendre des hommes debout, d’autant plus exposés qu’ils se sentent et apparaissent en possession de tous leurs moyens.
La rupture
Il faut bien souligner la profonde rupture qui s’opère en lui : « Distrait désormais de ce qui l’absorbait, notre homme se montre hypervigilant à cet objet unique qui le satellise ». Il se désintéresse de son travail, des occupations qu’il avait et bien sûr, se détourne de sa famille.
De l’extérieur, il peut donner l’illusion de revivre son adolescence. Il n’est pas rare que ces hommes adoptent des habitudes de la jeune génération ou se mettent à s’habiller de la même façon. Lui peut même avoir l’impression de la vivre pour la première fois, presque une renaissance. Mais pas seulement vis à vis de lui-même ! Également dans le regard de l’autre, de cette jeune femme qui le découvre seulement aujourd’hui. Elle ne préjuge rien de lui ou de ce qu’il a pu faire avant. Il peut, dès lors, se réinventer à sa guise. Se vivant libre de tout, il n’a en fait jamais été aussi dépendant : elle occupe tout son espace psychique. Il ne se réduit qu’à être l’objet de son désir.
C’est pourquoi l’épouse est si durement mise à distance et rejetée : elle en sait trop ! Elle est également celle qui lui rappelle son âge, son rôle : de mari, de père, d’homme qui travaille ; rôles qu’il ne veut plus incarner, totalement accaparé par ce nouvel amour juvénile.
Le désir se confronte au temps… et à la mort
Bien souvent, cet homme a été confronté à un incident qui lui fait prendre conscience que la vie a une fin, qu’elle peut se terminer (maladie, accident, décès)… et c’est la cassure !
La prise de conscience de la finitude de l’existence a l’effet d’un trauma psychique, tout se désintrique. L’enjeu fondamental du démon de midi est bien le rapport du désir au temps et à la mort.
A ce moment précis, c’est comme si la loi et les interdits ne tenaient plus et qu’il était libre de les transgresser. C’est en quelque sorte un meurtre symbolique du père, représentant de la loi et de l’interdit de l’inceste. Le démon de midi fait croire à l’homme mûr qu’il est toujours jeune, qu’il échappera au vieillissement en se liant à une femme jeune et en rejetant son épouse qui ne peut que lui rappeler son âge.
La femme idéale de leur rêve est le plus souvent leur mère, magiquement réincarnée en une personne jeune, ou encore leur fille préférée qui vient de quitter la maison familiale. Le démon de midi est en fait le démon de l’inceste. D’ailleurs, aux yeux des autres, c’est bien comme ça qu’un tel couple est regardé, car ce couple représente la réalisation de leur propre fantasme incestueux vis à vis de leur parents. Et bien souvent, aux yeux des autres, ils dérangent…
Cas clinique (2)
Suzanne s’est marié à l’âge de 22 ans avec un artisan de son âge qui a été son premier et unique amour. Ils ont vécu plus de trente ans dans une maison qu’ils ont fait construire. Ils auront deux enfants, tous les deux partis de la maison. Le départ du petit dernier a été difficile à vivre pour Suzanne.
N’ayant jamais eu d’activité professionnelle, Suzanne a consacré sa vie à ses enfants, son ménage et son jardin. Elle se serait toujours bien entendu avec son mari. Leur vie amoureuse a toujours été satisfaisante, leurs relations sexuelles régulières et fréquentes. Jamais elle n’avait imaginé que son mari puisse un jour s’éloigner d’elle et lui être infidèle. Seulement un jour, elle constate un brusque changement dans son comportement : il rentre tard du travail, ne lui parle plus, n’a plus de désir sexuel ni de gestes affectueux.
Émilie est une femme d’un autre type que Suzanne, elle gagne sa vie et ne dépend de personne. Entre elle et le mari de Suzanne ce fut le coup de foudre. Le mari se laisse séduire passivement, il est certainement flatté de plaire à une jeune femme séduisante qui lui dit et qui lui prouve qu’elle l’aime en voulant prendre aussitôt la place de Suzanne. Il est immédiatement pris de passion pour elle, plus rien d’autre ne compte. Il devient sourd et aveugle à tous les appels de détresse de Suzanne. Émilie exerce sur lui un pouvoir quasi hypnotique, elle parvient à lui faire lâcher tous ses repères habituels et à le déstabiliser totalement. Il renie sa vie antérieure et devient agressif dès que Suzanne cherche à le ramener à la réalité. Il se comporte avec elle comme si elle n’existait plus pour lui, comme si elle était devenue une étrangère ou même une ennemie.
Le démon de midi qu’a été Émilie pour le mari de Suzanne, a eu, sur lui, l’effet d’un coup de foudre, cette femme a complètement bouleversé sa vie en le séduisant. Cet homme sans histoire est brusquement tombé sous sa coupe, comme s’il avait hypnotisé par elle. Du jour au lendemain, il est devenu amnésique, muet, sourd et aveugle face à son épouse, prêt à sacrifier et à renier toute son existence antérieure, par amour pour cette femme. Elle est devenue pour lui objet de désir et d’amour parce qu’il a projeté sur elle l’image de la femme idéale de ses fantasmes que Suzanne n’incarnait plus depuis longtemps. Et ensemble, ils se donnent l’illusion de pouvoir vivre hors du temps et de l’espace, sans tenir compte des réactions de leur entourage.
France Bernard
1- Paul-Laurent Assoun, Le démon de midi, Éditions de l’Olivier, 2008
2- Robert Viry, Psychopathologie de la vie amoureuse, Etudes de cas, Presses Universitaires de Nancy, 1998, pp. 117-123